Blago Bung In Mouvement by Valérie Da Costa

Blago Bung In Mouvement by Valérie Da Costa
jeanlucgehres

Haute Performance, Article de Valérie Da Costa, Revue Mouvement n° 58 – Déc 2010

A l’automne, Performa et Blago Bung, deux festivals new-yorkais, sont venus redessiner le territoire de la performance et dire toute son actualité. De Fluxus aux nouvelles formes, l’art-action n’a pas fini de mêler musique, danse, théâtre, vidéo, poésie et nouvelles cultures.

L’histoire de la performance au XXe siècle se dessine sous forme d’allers-retours entre l’Europe et les Etats-Unis. Elle débute avec le futurisme et dada, puis se poursuit pendant plusieurs décennies à travers des formes multiples mises en place par le happening (Allan Kaprow, Jim Dine), Fluxus (George Maciunas, Nam June Paik, Robert Filliou, Jean Dupuy…), les rapports étroits entre les artistes et la danse (postmodern dance, Judson Church) (Robert Rauschenberg, Robert Morris, Bruce Nauman, Simone Forti, Yvonne Rainer, Trisha Brown…), l’art corporel (Chris Burden, Gina Pane, Michel Journiac, Vito Acconci, Ana Mendieta…) ou encore les propositions déjantées de certaines personnalités de la scène californienne (Paul McCarthy, Mike Kelley) dans les années 1980 et 1990. Cette histoire n’a donc cessé de croiser le corps, le son, le texte, la vidéo, la poésie, la musique, la danse, le théâtre, dans la perspective sans cesse réinventée d’entremêler toutes les formes d’expressions, de décloisonner les genres de la création pour aboutir à ce qui serait de l’ordre d’une véritable pluridisciplinarité artistique qui reste à ce jour une interrogation toujours très actuelle. Il y a donc autant de formes performatives que de performances, certaines s’apparentant plus à un spectacle s’étirant dans la durée, d’autres à des actions rapides qui s’enchaînent.

Les historiens et critiques américains ont plus tôt ressenti que leurs homologues européens la nécessité d’écrire l’histoire de la performance(1). Cette inscription dans l’histoire a probablement contribué à travers les années à inscrire et à prolonger plus facilement cette expression artistique dans le champ de la création américaine ; la performance devenant, à partir des années 1960, l’une des formes dominantes de l’art aux Etats-Unis. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Et comment montrer la performance actuelle ? Ce sont les questions que posent deux festivals qui ont lieu depuis plusieurs années à New York. Le premier, Performa, créé en 2005 par RoseLee Goldberg, historienne de l’art et spécialiste de la performance, a été pensé comme une biennale des nouvelles formes performatives. Il se tient dans différents lieux et institutions new-yorkaises pendant plusieurs semaines, tous les deux ans, à l’automne, dans un désir de réunir des
centaines d’artistes venus de tous les champs de la création (arts visuels, danse, poésie, mode, architecture, radio…). Le projet est ambitieux et conséquent, envisagé dans une volonté de combler un manque artistique ressenti sur le territoire américain, face notamment à l’absence de visibilité et de diffusion de certaines formes de créations exigeantes qui ne trouvent pas l’écho de celui proposé par l’existence de nos festivals et programmation de centres d’art et chorégraphiques en France. C’est ainsi que l’édition 2009 a réuni, entre autres choses, parmi plus d’une centaine de noms : Anna Halprin, Keren Cytter, Aurélien Froment, Tacita Dean, Destroy All Monsters, Bruce Nauman ou encore Santiago Sierra.
A côté de Performa, il existe chaque année à New York, depuis 2007, un autre festival plus confidentiel, peut-être, mais à la programmation très fine. Le festival Blago Bung emprunte son nom au poème sonore Karawane d’Hugo Ball, récité lors de l’une des soirées du Cabaret Voltaire à Zurich en 1916. Dans une tradition, que l’on pourrait dire, post-dada et post-Fluxus, Blago Bung a cette particularité de se dérouler pendant une seule soirée et de mêler tout à la fois performances,
son, poésie, vidéos et actions.

« Les happenings ont introduit dans l’art un élément que personne
n’y avait mis : c’est l’ennui. » (Marcel Duchamp)

Pour Michel Collet, artiste, théoricien et co-curateur avec Patrice Lerochereuil : « Blago Bung, expérimente une méta-écriture où chaque artiste présente actions, danses ou non-danses, art et non-art, performances, poésie, vidéos, son. Les modules s’enchaînent rapidement, s’articulent, se lient en fonction de règles du hasard déterminées collectivement, ce qui confère à ce moment un caractère tonique et plutôt joyeux. Les associations sont ouvertes comme dans la trame du rêve ou encore dans la société imaginée par Charles Fourier, la dynamique est présente, irrépressible, en lien aussi bien avec la recherche théorique, le jeu, la philosophie, la politique, l’esthétique, la poésie et les corps. » La particularité de Blago Bung, c’est aussi le lieu où il se déroule. Les quatre éditions new-yorkaises se sont tenues dans l’ancien loft de George Maciunas, le fondateur de Fluxus, qui fut aussi le loft de l’artiste Jean Dupuy, dans le quartier de SoHo ; un espace mythique devenu depuis le début des années 1980 la galerie puis la Fondation Emily Harvey (dirigée par Christian Xatrec), haut lieu de soirées performatives ayant accueilli Gordon Matta-Clark, Dick Higgins, Daniel Spoerri, Carolee Schneemann, Charlotte Moorman et continuant de montrer, entre autres choses, Jean Dupuy, Marian Zazeela, Larry Litt, Simone Forti ou encore Henry Flynt.

En affirmant ses deux pôles d’attache que sont dada et Fluxus, la troisième édition de Blago Bung, qui a eu lieu en 2009 au Cabaret Voltaire à Zurich, lieu d’origine de la performance dada, comptait, parmi ses invités, et non le moindre, l’artiste et poète de la beat generation, John Giorno. On comprend pourquoi, au regard de ces deux sources historiques, le festival Blago Bung se définit comme une démarche collective d’artistes dont la singularité est de se situer en marge du système de l’art ; réminiscence d’un esprit underground qui mélange « disciplines » et générations et reprend de Fluxus l’idée d’events (événements, actions), s’enchaînant et n’excédant pas plus de dix minutes. Cette notion d’events notamment permis d’élaborer une forme particulière d’art-action faites de pièces courtes, concentrées sur une action singulière ; un moyen de se différencier du happening, plus inscrit dans une temporalité et une forme de théâtralité. Etait-ce un moyen, qui semble d’ailleurs toujours très actuel, en proposant ces formes brèves de répondre à cette merveilleuse phrase de Marcel Duchamp : « Les happenings ont introduit dans l’art un élément que personne n’y avait mis : c’est l’ennui. Faire une chose pour que les gens s’ennuient en la regardant, je n’y avais jamais pensé ! Et c’est dommage parce que c’est une très belle idée » ? Un sentiment que ressentira notamment très fortement Jean Dupuy en proposant, en contre-pied, aux nombreux invités de ses soirées à la Kitchen ou à la Judson Church au début des années 1970, de réaliser de très courtes formes performatives en fonction des modes d’expression de chacun (2). Un esprit de légèreté et d’amusement que l’on ressent en regardant les vidéos de ces soirées et dont on retrouve l’atmosphère enjouée et improvisée dans les soirées Blago Bung. On n’y ressent donc pas d’ennui parce que les interventions qui s’enchaînent à vive allure sont très diversifiées. La dernière édition, qui s’est tenue fin octobre 2010 à New York, réunissait tout autant des vidéastes que des danseurs, des musiciens ou des poètes sonores. Ainsi, un choix de vidéos récentes de Christoph Draeger, Masha Godovannaya ou encore de Heidrun Holzfeind, avec son incroyable film, Friday Market (2008) faisant un long travelling des vendeurs du marché du Caire, venaient ponctuer différentes actions dansées, sonores ou musicales.

Parmi ces différentes interventions, on retiendra celle de la danseuse et chorégraphe Valentine Verhaeghe dont la performance s’apparentait à une scène de cinéma muet, celle du poète sonore Bartolomé Ferrando, dont l’économie de moyens en faisait l’action à l’esprit le plus dadaïste de cette soirée, ou encore l’extraordinaire interprétation de l’Ursonate de Kurt Schwitters (1921) par le violoncelliste Lutz Rath. Au regard de ces propositions, ce sont bien les questions du son et du langage qui semblent être au coeur de Blago Bung. Car ce festival est l’une des nombreuses activités du collectif d’artistes Montagne froide/Cold Mountain, dont l’une des plates-formes de travail est basée à Besançon et réunit Michel Collet et Valentine Verhaegue, et dont la démarche se situe dans les champs croisés du texte, de la voix, de l’image et du son. Cette diversité des approches se manifeste aussi par un travail d’édition avec la publication de livres d’artistes et d’un journal (Mobile/Album), ainsi que par l’organisation d’expositions et de création de pièces chorégraphiques, poétiques et sonores ; autant d’initiatives qui cherchent à échapper à l’individualisme au profit d’un être en commun de l’art.

Valérie Da Costa

1. Voir à ce sujet RoseLee Goldberg, La Performance, du futurisme à nos jours, Editions Thames & Hudson, Paris, 2001 et Arnaud Labelle-Rojoux, L’Acte pour l’art,
Editions Al Dante, 2004, réédité en 2008 aux éditions New Al Dante.
2. Voir Valérie Da Costa, Jean Dupuy, « A bâtons rompus » (entretien), Mouvement n° 50 (janv-mars 2009).