In Art Présence / N° 40 / octobre 2001

In Art Présence / N° 40 / octobre 2001
jeanlucgehres

Montagne Froide
Atopia & expérimentation atypique

Par Louis Ucciani

Dans les stratégies contemporaines de l’art en France la démarche du collectif Montagne Froide mérite une attention particulière. Les deux fondateurs Valentine Verhaeghe et Michel Collet, accompagnés de Masahiro Handa, développent une activité qui interroge notre contemporanéité en jouant sur les références et les repères dans lesquels la création artistique tente de se raccrocher. L’intérêt premier réside dans le trouble qu’ils réussissent à engendrer chez leur visiteur. Et ce trouble qui peut passer par ce qu’on appellera les états de la réception esthétique est en fait plus profond puisqu’il interroge notre capacité à restituer, à intégrer et à dire. Leurs actions pointent les limites de notre langage à référencer et à classer. Si le travail de Valentine Verhaeghe peut être dans une première vision ramené à la danse et celui de Masahiro Handa à la vidéo et aux arts électroniques, celui de Michel Collet vient semer un trouble autre qui amène à réévaluer les premières attributions. Et quand celui-ci semble s’inscrire dans la pratique de la performance, c’est la danse de Valentine Verhaeghe qui soudain devient autre chose, comme par exemple une production d’objets ; et celui de Masahiro Handa la proposition d’un “ environnement culturel ” véritable système ouvert intégrants lieux – électroniques ou non – démarches, disciplines différentes. Rencontrer Valentine Verhaeghe et Michel Collet, chez eux, dans l’ancienne gare de Villersexel en France, c’est entrer de plain pied dans cette logique de la décentration, une petite bourgade de province à la fois elle-même et un des centres du monde. On y voit la présence forte des deux artistes et on y ressent celle du monde qui les porte de Norbert Wiener à Kazuo Ohno, de Filliou à Han Shan. Montagne Froide tout d’abord, c’est lui, Han Shan, poète Tang, référence pour les poètes beat américains, sur les traces duquel ils firent en 1988 un voyage en Chine, avant de créer en 1991 leur structure. Montagne Froide, constellation où l’on peut repérer déjà les interventions en situation de Valentine Verhaeghe.
De la danse mais déjà autre chose, s’il y a pu y avoir pour elle un parcours classique, au conservatoire, une autre école celle du voyage, d’un travail poétique, et d’une recherche théorique, la fait dévier hors la dimension spectacle. Et si la volonté de s’inscrire dans le champ de la danse et celui du chorégraphique existe bien, l’idée de ballet est évacuée par le coup de balai de Han Shan, on ne trouvera à Montagne Froide ni compagnie dans le sens commun du terme, ni ballet mais une problématique de l’individu et des pièces chorégraphiques-intermedia.

La danse devient avec elle un acte poétique et non plus une représentation. Elle pointe dans son activité le moment où se dessine la brisure entre le spectacle et la performance, et dans cette brisure elle installe une proposition expérimentale visant à définir une poétique du geste. En même temps c’est une démarche holiste qui se met en place, quitter la scène c’est re-constituer les lieux d’intervention comme des creusets réceptacles. Il s’agit alors de s’intégrer dans un lieu vivant saisi dans le regard de Valentine Verhaeghe comme déjà chorégraphique et d’y inscrire des événements différents. On a pu la voir, par exemple et récemment, dans la petite ville de Jussey déambuler dans un marché. Ses gestes lents et comme décomposés, sa robe noire, son maquillage blanc et ses membres dénudés, tandis que de sa bouche sortaient des murmures d’un poème de Matthieu Messagier, s’inscrivaient en contraste avec l’agitation bonhomme des habitants dans leur sortie hebdomadaire.
Elle affiche dans ses propositions une attitude audacieuse, ex-centrique, avec le sourire béat du poète, qui bouscule le cadre habituel et se moque des convenances et des modes, tout cela avec un grand respect du public, Valentine Verhaeghe réagit à ses réactions, influe ses déplacements sur le respir de ces gens-là. Nous avons affaire à quelque chose qui relève plus du sacrifice où Valentine Verhaeghe se donne à une foule en polarisant ses craintes, ses peurs et son angoisse. C’est en cela, en ce qu’elle touche à ces fondamentaux de la foule que sa prestation atteint une dimension cathartique. Elle pointe l’instance du réel, et, comme nous sommes dans le registre de l’art, c’est le réel sublimé qui transparaît.
L’expérience trouve une autre forme quand il s’agit d’explorer d’autres contextes comme le cadre naturel ou le paysage. Ce même corps, dans les mêmes postures se déplace lentement dans un paysage choisi. Valentine Verhaeghe devient alors comme une feuille, le simulacre, l’eidolon, qui matérialise les forces. Elle dit comment son mouvement naît non pas d’une énergie interne qui se déploierait, mais d’un transfert d’énergie, où la sienne propre se déverse en étant déplacée par celle des forces naturelles invisibles et humaines présentes. Nous sommes bien dans un rendre visible l’invisible, et cet invisible révélé est celui d’un lieu & d’un temps, du paysage et du mouvement qu’il porte. Ce lieu et ce temps sont donnés (des données), offerts, et en retour l’action dansée inscrit une forme, la proposition intègre le lieu & le temps & la forme et devient ainsi partition chorégraphique. La danse de Valentine Verhaeghe n’est pas l’imposition d’un rythme à la nature et aux gens mais la matérialisation des forces de mouvement qu’ils ont en eux, présentes et retenues. L’artiste danseur devient le support d’une méditation sur une écoute de ce qui l’entoure, sur une présence de l’extérieur qui produit du geste. Peut-on en ce sens considérer la danse comme un événement total qui combinerait temps, espace et énergie, ces trois notions repérables dans l’histoire de la danse moderne ? Le travail de Valentine Verhaeghe permet de repenser ces trois composantes d’un temps à la fois recomposé et décomposé, d’un espace redéfini comme scène in situ et d’une énergie comme échange.

Si une totalité se concrétise ainsi la dimension artistique s’étoffe elle-même dans une recomposition de l’acte-même de la présentation. Montagne Froide et sa pluridisciplinarité opèrent ici. Considérée par ses fondateurs comme une plaque tournante ou un échangeur qui met en relation des éléments de logiques et de formats différents, la structure permet à Valentine Verhaeghe, selon ses propres mots de “multiplier les espaces d’intervention, au niveau des lieux géographiques et de leur identité, comme au niveau des médiations artistiques”. Si le projet premier de Valentine est bien d’interroger son propre support, à savoir la danse et de la pratiquer sur ses limites (“j’ai pris le risque de danser aux limites d’une identité repérable”), il n’est pas inintéressant de repérer ce qu’il en reste d’objet. En amont, dans la préparation, qui dessine les lignes de l’intervention, ou dans l’aval qui matérialise sous forme d’objet de mémoire ce qui a eu lieu, la performance comme manipulation-révélation d’un temps d’un lieu d’une forme prolonge son effet, en lui offrant d’autres espaces comme les centres d’art, les bibliothèques et médiathèques. Nous tenons ici la qualité fondamentale du collectif Montagne Froide, qui de même qu’il réunit des expériences créatrices propres à ses membres, opère dans la multiplicité et diffracte ses productions. Michel Collet et Valentine définissent Montagne Froide comme un nuage, un attracteur étrange, “c’est, précisent-ils, une forme, comme on parlerait d’un ensemble d’ensembles en rhizome, ou plutôt un nuage de points, qui dans le temps fédère, assemble, rassemble des pratiques, des expériences.” En fait il s’agit de démultiplier les processus créatifs “à chaque création, Montagne Froide propose un travail de co-création avec les artistes invités, avec les spectateurs qui deviennent témoins, dans l’effectivité, il n’y a pas répétition mais création et co-création” et le résultat sous forme d’inventaire est éloquent tant par les lieux touchés que par les artistes conviés et rencontrés. Mais c’est peut-être et surtout les thèmes de leur investigation qui rendent le plus compte de la richesse de l’entreprise.

Cela passe, outre les prestations déjà mentionnées de Valentine, par des installations comme les récents Géographes (2000) des interventions en Galerie et autres Centres d’art, cela se noue entre expositions, événements, symposium, créations de mouvements comme BusBureau (bureau de développement, théorie du projet-1998), l’Utomobile Club (1999) ou la participation à la création du Réseau Artistes Europe (1998). Michel Collet qui fédère ces diverses activités est un homme pluriactif qui officie aussi bien dans le champ de l’art comme artiste (de nombreuses interventions en divers lieux du monde) que comme théoricien des avant-gardes ou comme auteur, ou encore agenceur de rencontres et d’événements, vidéaste et éditeur, mais aussi engagé dans la recherche et l’enseignement universitaire… S’il réalise très tôt une série de plaquettes entre poésie et livre d’artiste, les rencontres avec Bernard Heidsieck, Henri Chopin et Julien Blaine (1980) deviennent le déclencheur de son activité centrée dans Montagne Froide. Rendre compte de son travail peut passer par un catalogue de ses diverses actions, mais par delà ce qui serait un inventaire, c’est ailleurs qu’il faut se situer. La démarche est conceptuelle ; libre, elle échappe au carcan du manifeste. Les actes font la théorie, en ce sens que si une théorie d’ensemble préside bien à leur émergence, celle-ci ne se livre pas comme précepte mais se dévoile dans ses manifestations. Nous avons affaire à une reconstitution phénoménologique, où la théorie se donne à voir et ne s’impose pas comme telle. Elle est la chose cachée du théoricien et la chose reconstruite par le spectateur. Entre ces deux moments, l’objet comme chose créée est à la fois donc une matérialité de la théorie et un élément de construction d’une théorie. Nous sommes face à un art qui force à penser en ce qu’il est manifestement un produit de la théorie mais qui ne la livre pas. Ainsi des moments comme le Bureau de l’instant, instance d’authentification de l’instant et donc proposition sur la temporalité, ou les Archives Dissipées, forme paradoxale du traitement du passé dans son croisement à la présence comme dissipation, mais aussi l’Utomobile Club ou la GrammaBus solo Compagnie, décrivent cet entre-choc de la théorie, de sa réalisation et des possibilités de reconstruction. Dans ces différentes propositions Michel Collet dessine les concepts agissant ses actions. Cela passe par des thèmes comme le ratage, le rire ou le sourire, cela se noue autour d’une redéfinition de l’espace, du temps et du mouvement et cela s’inscrit dans le champ croisé de l’utopie et de l’art. Les noms références, outre ceux déjà cités, sont ceux de Fourier et de Filliou à la fois dans la dispersion papillonne et le  bricolage de génie. Les coffrets des Archives Dissipées sont l’illustration de cette double exigence où 14 artistes, poètes, créateurs en tout genre, proposent une création au format imposé. Mais ce qui pourrait être une boite à images soudain se transforme en machine démultiplicatrice, chacun des artistes récupère une boite, tandis qu’une circule de lieux en lieux, espace libre pour la prolifération possible. C’est de ce même processus que se nourrit le travail poétique de Michel Collet quand il l’applique à la performance. On a pu voir récemment au CIPM de Marseille une de ses propositions sur le jeu poème/pomme qui s’achevait sur un jet de salade, elle résonnait en relation avec les dessins qu’il croque au quotidien : un pomme. S’appuyant à la fois sur l’héritage de la poésie sonore, il ponctue ses prestations de propositions simples comme assenées, et sur une gestuelle saccadée et brutale, proche du Kiai des arts martiaux, Michel Collet déploie une poésie du geste qui ramène le mot à ce qu’il a pu avoir de gestualité. L’idée force est toujours de réagir au lieu et d’improviser en fonction de lui et de déployer une partition utilisant l’objet, comme des fruits ou des légumes, en le ramenant à la structure de la langue (un pomme/poème ou l’AnAnAs pour Art Action Attitude). Cependant ces prestations ne sont qu’un vecteur de son activité, il ne s’agit pas pour lui de n’utiliser qu’un média, la démarche se veut intermédia. Il s’agira alors de comprendre son action comme l’utilisation et l’abandon puis la reprise de vecteurs d’expression. Ceux-ci ne valent que parce qu’ils ne sont qu’un élément du possible. La dimension critique naît dans cette valorisation et cette relativisation du médium ramené à être vecteur de communication. Et de même que l’Archive Dissipée est l’archivage du mouvement de la dissipation, chacune des prestations de Michel Collet est une proposition sur ce qui échappe, à savoir la nature de la relation. Nous sommes bien avec Michel Collet et Valentine Verhaeghe dans une adaptation et une redéfinition des avant-gardes. Montagne Froide intègre les avant-gardes historiques et tente le pas à côté, un faire autrement tourné vers la multiplication des points de vue qui propose des assemblages différents. Cette quête de la différence dans les propositions et ce travail sur la tentative de rendre visible le vide de la relation, de la multiplication, du mouvement donc, se précise avec l’intégration des nouvelles technologies, de la vidéo à l’informatique, avec Masahiro Handa, auteur notamment d’un CD-rom autour d’une proposition de Valentine Verhaeghe. Si le temps semble bien être l’axe premier des préoccupations de Montagne Froide et si l’espace est pensé comme son réceptacle, leur rencontre, le mouvement, est la matérialité de leurs propositions. En même temps la prédominance du temps sur l’espace offre une visée critique sur celui-ci. Cela tient à la dialectique du local et du global que la temporalité travaillée rend inopérante. Il n’y a plus à proprement parler de lieu central, l’ex-centricité travaillée par Valentine Verhaeghe, retrouve le credo de base de Montagne Froide : chaque point du local touche et rejaillit sur le global. Nous retrouvons la perspective fouriériste de la contamination par dissémination. Les acteurs de montagne Froide l’utilisent et la développent au niveau esthétique, tout en maintenant comme en arrière-fond l’idéal social de Fourier, que la diversité des publics, visitée et sollicitée, matérialise.
Louis Ucciani

Louis Ucciani, Philosophe, est notamment l’auteur de :
Charles Fourier, ou la peur de la raison, Paris, Kimé, 2000.
Saint Augustin ou le livre du moi, Paris, Kimé, 1999.
Dirige les revues Luvah, Philosophique et Les Cahiers Charles Fourier.